Violence des échanges en milieu e-tempéré

Nombre de politiques et personnalités publiques se plaignent d’incivilités, c’est un euphémisme, à leur égard sur les réseaux sociaux. Les solutions proposées visent systématiquement à priver les internautes de leur anonymat accusé d’encourager l’irresponsabilité.

En vérité, le problème tient moins à l’identité cachée de l’agresseur, qu’à l’humanité niée de l’agressé. Comment appréhender l’humanité de l’Autre derrière le paravent de la guignolisation politique, derrière le masque de ses éléments de langage, derrière une identité numérique réduite à une photo de profil ?

L’échange est désormais privé du face à face, du visage nécessaire à la confrontation. Le visage était l’une des préoccupations philosophiques d’Emmanuel Levinas pour qui seul le face à face permet véritablement l’interpellation éthique : c’est le visage de l’Autre et son irrationnel qui peuvent installer le doute en moi, mettre à bas des certitudes dogmatiques.

Le thème de ce face à face qui amène au doute a été mis en scène par Bertrand Tavernier dans L’appât, en 1995 :

Le doigt sur la gâchette, le voleur ne pourra tirer tant que la victime s’humanise : en prenant la parole, déclinant son identité, s’incarnant dans ce face à face comme son égal. La seule solution de cette mise à mort sera celle du peloton d’exécution : cacher le regard trop humain de la victime. Ce fameux bandeau des exécutions, bien plus utile au bourreau qu’à sa victime, bien plus utile à celui qui ne doit pas douter qu’à celui qui ne doute déjà plus qu’il va mourir.

L’identité numérique a pris la place du bandeau dans ce monde numérique. En refusant le face à face, nous courons le danger d’être à notre tour inébranlables dans nos convictions, dogmatiques dans nos croyances, et pour tout dire manichéens, laissant à l’adversaire le mauvais rôle. S’ensuivent l’hystérisation des antagonismes et la violence déjà monnaie courante sur les réseaux sociaux.

L’espace numérique trouvera-t-il des succédanés « au visage de l’autre qui fait effraction dans mon être et rompt ma tranquillité » ?

2 réflexions sur “Violence des échanges en milieu e-tempéré”

  1. Vraie bonne question. Il va pourtant falloir se familiariser avec cette forme d’échanges désincarnés. Pour l’heure l’usage du pseudo, qui traduit peut-être une méfiance intuitive à l’égard de ses propres réflexes, de débordements que l’on ne se sent pas en mesure d’assumer dans la vraie vie, donne encore l’illusion de l’anonymat. Et autorise la violence verbale que l’on voit fleurir ici ou là (l’exemple du débat sur l’aéroport est assez parlant).
    Mais il ne s’agit, me semble-t-il, que d’une illusion, et l’usage va peut-être se policer, lorsque chacun aura pris conscience que, sous quelque masque qu’il se cache, il signe malgré tout ses dérapages (la trace numérique est redoutable) et sera inévitablement renvoyé, un jour ou l’autre, à sa propre violence. Enfin peut-on l’espérer.
    Cela étant, reste pendante la question de cette communication désincarnée, qui s’appuie sur l’écrit avec les codes de l’oralité. Et qui provoque nombre de qui pro quo et de malentendus, involontaires souvent. On ne voit pas son interlocuteur « coucher les oreilles » comme dirait Montaigne et on ne peut pas se régler sur son langage corporel. L’absence de présence physique, en privant la conversation de son animalité, au bon sens du terme, pose un vrai problème, qui n’est pas près d’être résolu.

    1. La justice et le temps participeront peut-être à cette prise de conscience : un internaute vient à nouveau d’être condamné pour avoir injurié un homme politique sur twitter. Le condamné a eu le bon goût de ne pas se retrancher derrière la liberté d’expression : « il s’agissait d’insultes, je considère qu’on fait du mal à la liberté d’expression quand on l’invoque à mauvais escient. » https://www.lemonde.fr/technologies/article/2013/03/19/un-internaute-condamne-pour-avoir-injurie-cope-sur-twitter_1850648_651865.html
      Le web 3.0, le web des objets, permettra peut-être de voir « coucher les oreilles » de son interlocuteur, ainsi que les voir changer de couleur au gré de ses humeurs

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