Hasard des lectures, Mehdi Nemmouche était, nous dit-on, fortuitement arrêté à Marseille après son attentat terroriste, que j’achevais la lecture de Katiba de Jean-Christophe Rufin. Les parcours de deux des personnages de ce roman sont étrangement identiques à ceux de Merah et Memmouche : échec scolaire, deal, arrestation, détention, rencontre d’un prédicateur, détention, rencontre d’un prédicateur, conversion, engagement…
Les deux kamikazes étaient nés en France et ça avait compté dans le choix des candidats. Hassan et Tahar étaient des fils de la banlieue, stéphanoise pour l’un, lilloise pour l’autre. Un parcours classique : échec scolaire, deal, arrestation, détention préventive, rencontre d’un prédicateur, conversion et enfin engagement dans un groupe déterminé au sacrifice. Ils avaient beau être passés au tamis de la formation salafiste, il restait chez eux un côté joyeusement brutal, provocateur et hâbleur qui rappelait leurs années de cité. La prise de vue était le moment qu’ils attendaient. Ils avaient revêtu la tunique verte des élus en plaisantant.
— T’es beau, là-dedans, sa mère !
— Et le foulard, vise le foulard !
Saïd avait dû se fâcher pour qu’ils quittent leur accent racaille. C’étaient des martyrs qu’il mettait en scène, pas des voyous. Il ne voulait pas d’un chahut. C’était la troisième fois qu’il organisait une cérémonie de cette nature. Il connaissait assez la suite pour en mesurer le côté tragique. Il rêvait d’un campement dans le désert, au temps des premiers califes, d’une veillée d’armes silencieuse et fraternelle.
La petite caméra était disposée sur un pied. Hassan et Tahar devaient se tenir en tailleur par terre. Une banderole en arabe avait été tendue derrière eux. Le message était simple et classique : « Dieu est le plus grand, Mohamed est son prophète. »
Hassan avait paru un peu déçu.
— Je pensais qu’il y aurait plus de choses d’écrit. Un truc à leur mettre bien dans la gueule à ces bâtards, comme dans les manifs.
Pour l’enregistrement, il avait fallu attendre quatre heures du matin. Au creux de la nuit, les derniers bruits retombaient, un silence accablé pesait sur tous les étages. Quelqu’un avait oublié d’éteindre une radio. Mais on ne l’entendait pas trop.
Saïd avait préparé le texte très soigneusement. Il n’était pas question de laisser les deux gamins s’exprimer seuls. L’éloquence terroriste est un genre littéraire en lui-même. Il passe mieux en arabe. Sa traduction accentue son côté anachronique. L’univers salafiste est médiéval, mais d’une manière que les Occidentaux ne peuvent pas comprendre. Ils y voient un retard, une panne d’évolution alors qu’il s’agit au contraire d’une prescience de l’avenir. Pour les fondamentalistes, le temps ne s’écoule pas, il s’enroule et revient à ses origines, aux combats de l’Islam à ses débuts. Le destin de l’humanité est de revivre ces heures décisives, de rejouer les mêmes affrontements. Ainsi seront amplifiées et renouvelées les victoires, annulées et vengées les défaites. Il n’y a pas de situation présente qui ne trouve sa signification et sa justification dans la geste héroïque des premiers disciples de Mahomet et des grands hommes qui ont répandu la foi de l’islam à travers toute la terre.
Les candidats au suicide sont en fait, pour les Sunnites, des combattants. Leurs proclamations ont pour fonction de lier présent et passé, et de les rassembler dans l’éternel et l’intemporel, dans la béatitude perpétuelle des martyrs.
Hassan et Tahar connaissaient bien cette phraséologie. Ils l’entendaient quotidiennement depuis qu’ils avaient rejoint la Cause. Ils n’étaient pas capables de s’exprimer de cette façon, mais ils étaient habitués à ces notions. Elles les aidaient à se situer dans un autre univers, plus grave et plus sacré. Chaque fois qu’ils prononçaient ces mots antiques, leur ampleur, leur outrance sereine, leur origine vénérable leur imposaient le respect et les calmaient.
D’une voix soudain profonde, où ne perçait plus aucun accent de cité, ils commencèrent à lire :
— Nous sommes heureux de partir au Paradis et de permettre à soixante-dix de nos proches d’y accéder. Que la prière et le salut soient accordés au Prophète de la miséricorde. Dans le hadith authentique, ses compagnons lui demandent : « Qu’est-ce que la lâcheté, ô messager d’Allah ? », et il leur répond : « L’adoration de la vie présente et la peur de la mort… »