Alain Finkielkraut – Dans son dernier livre D’un siècle l’autre, Régis Debray relate son parcours sans complaisance ni fausse modestie. Élève brillant au lycée Janson de Sailly, lauréat du concours général de philosophie, reçu cacique à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm, il était voué à une grande carrière universitaire, un tapis rouge était déroulé devant ses pieds. Mais voilà, jeune à l’avenir assuré, il a bifurqué vers la lutte semée d’embûches et de dangers pour un avenir radieux. Il a choisi la voix de l’engagement, et pas l’engagement pépère des manifs et des pétitions, non, du lourd. Abandonnant le confort de l’Europe aux anciens parapets, il est allé là où la révolution avait lieu et il a même pris les armes à ses risques et périls. Qu’est-ce qui explique ce choix originel ? D’où vous est venu le désir et la force de larguer les amarres pour connaître l’épreuve du feu ?
L’ennui et Marx comme moteurs
Régis Debray – Je raccorde mon itinéraire personnel à l’Histoire collective. Pourquoi bifurquer ? 1. Je m’ennuyais à l’école, l’explication de texte, le commentaire des classiques me paraissaient assez statiques, moroses. 2. J’ai toujours eu l’idée qu’un homme est ce qu’il fait. « Il ne s’agit plus d’interpréter le monde mais de le transformer » pour reprendre Marx. 3. À l’époque (années 60), l’action était dans le Sud. 4. Je suis de la génération 40, je devais expier, racheter la débâcle.
AF -Une clef possible de votre parcours nous est offerte par Lévinas : À une époque où tout est philosophie, c’est la fin de la philosophie. Les philosophes n’incarnent plus la philosophie. Vous êtes donc allé chercher la philosophie dans la lutte.
RD – Je suis toujours hégélien : la théorie ne se réalise qu’en pratique. La question est « que faire ». Le faire c’est la vérité de l’être. On ne pense que seul, mais on fait ensemble.
AF – Qu’avez vous appris de vos années d’emprisonnement ?
La patrie découverte en exil
RD – L’enfermement ouvre l’esprit. On n’est pas de nulle part. Ce sont les indiens qui m’ont fait français, qui m’ont vu comme français. L’exil est une formidable fabrique de patriotes. La révolution n’est pas une patrie. J’ai découvert que nous avons tous une appartenance. J’aime la nation avec humilité plutôt qu’orgueil. On porte un lieu avec soi. Plus je voyage plus je suis français. Somewhere plutôt que anywhere.
Ce qui m’ennuie dans la condition intellectuelle c’est le conflit permanent, la polémique. L’intellectuel est lié par le moment dans la médiasphère. Philosophe est devenu une posture, le philosophe ne prend plus de risque.
En 1989, nous avons protesté pour la laïcité de façon prémonitoire. En salle de classe, on éduque, on sort les enfants de leurs cocons. S’élever à la condition d’adulte, amener quelqu’un à penser par lui même, voilà le rôle de l’école.
AF – Le « faire » vous l’avez trouvé ailleurs que dans la politique : dans la technique en fondant la médiologie, l’étude des moyens de passer d’un dire à un faire, de l’abstrait au concret, par la médiation d’une technique. Les idées mènent le monde ? Non, il y a des médiations, des techniques à l’œuvre . La médiologie c’est aussi une réflexion sur l’efficacité symbolique. Qu’est ce qu’on peut faire quand on dit quelque chose. J’aime qu’un livre soit cause de quelque chose.
La médiologie
Logosphère, graphosphère, vidéosphère, numérosphère typologies de la médiologie qui éclaire le rapport entre le temps et l’espace :
« L’effet jogging » – plus on avance dans la technique, plus on recule dans la culture. La technique nous dépossède de notre singularité, pour se reposséder on se réapproprie des rituels, du sacré.
La technique permet d’avoir une mémoire. Les outils progressent. Il y a une perversion de l’invention technique. Internet est une fabrique de niches, de divisions. La communication nous a fait oublier la transmission. La connexion dans l’espace nous déconnecte du temps.
Religion et laïcité
La sortie des religions concerne la France, partout ailleurs le mode entre en religion (« effet jogging ») L’excès de croyance conduit au fanatisme, mais l’absence de croyance nous prive de communauté.
Pour défendre la laïcité il faut connaître la religion. Les laïcs aussi ont du sacré, ce qui nous fait tenir ensemble. On fait une société avec de l’imaginaire, des mythes, des récits. On n’est rassemblés que par ce qui nous dépasse.
Émission Réplique du 14/11/2020 à écouter :