Salman Rushdie au commissariat

Voici l’extrait de Joseph Anton le plus souvent cité dans la presse comme le passage-clef des Mémoires de Salman Rushdie. En 1990, l’auteur est attaqué, menacé par les islamistes. Affaibli, il finit par céder à la tentation du compromis. C’est dans le sous-sol d’un commissariat que Salman Rushdie se rend pour rencontrer ses juges et tyrans. 

S’il y a une leçon à tirer de ce long et pénible combat, elle est dans cet extrait. 

Il était tombé dans le piège de son désir d’être aimé et n’avait réussi qu’à s’affaiblir et à passer pour un idiot, à présent il en payait le prix.

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Le commissariat de Paddington Green était le poste de police le plus sûr de tout le Royaume-Uni. Au niveau du sol, c’était un poste de police ordinaire dans un horrible immeuble de bureaux, mais le cœur du dispositif se tenait au sous-sol. C’est là que des membres de l’IRA étaient détenus et interrogés. Et à la veille de Noël 1990, ce fut là qu’on l’emmena à la rencontre des gens d’Essawy. On lui expliqua qu’aucun autre lieu n’avait été approuvé, ce qui montrait bien à quel point les gens étaient nerveux. Quand il pénétra dans Paddington Green avec ses portes à l’épreuve des bombes, ses verrouillages omniprésents et tous ses dispositifs de sécurité, il commença lui aussi à se sentir nerveux. Puis il entra dans la salle de réunion et s’arrêta, pétrifié. Il avait imaginé une discussion autour d’une table, ou que les gens seraient installés de manière informelle dans des fauteuils avec peut-être même du thé ou du café. Sa naïveté était allée jusque-là. Il voyait bien à présent qu’il n’y aurait rien d’informel, rien même qui puisse ressembler à une discussion. Ils n’étaient pas venus en égaux pour discuter à fond d’un problème et rechercher un accord civilisé. Il n’allait pas être traité d’égal à égal. Il allait être jugé.
La pièce avait été disposée par les dignitaires musulmans comme un tribunal. Ils se tenaient comme six juges sur une seule ligne derrière une longue table tandis que face à eux était placée une simple chaise. Il s’arrêta sur le seuil comme un cheval renâclant dès le premier obstacle et Essawy s’approcha de lui en lui murmurant d’un ton insistant qu’il devait avancer, qu’il s’agissait de personnalités éminentes, qu’ils avaient pris du temps au milieu de toutes leurs activités et qu’il ne fallait pas les faire attendre. Il fallait qu’il s’asseye. Tout le monde attendait.
Il aurait dû tourner les talons à ce moment-là et rentrer immédiatement chez lui, fuir cette dégradation, recouvrer le respect de soi. Chaque pas qu’il faisait était une erreur. Mais il était devenu le zombie d’Essawy. La main du dentiste le menait gentiment par le coude jusqu’à la chaise vide.
Chacun lui fut présenté mais il retint à peine leurs noms. Ce n’étaient que barbes et turbans, regards curieux et perçants. Il reconnut Zaki Badawi, Égyptien qui dirigeait le Collège musulman de Londres et « libéral », qui avait condamné Les Versets sataniques tout en disant qu’il était prêt à en cacher l’auteur dans sa propre maison. Il fut présenté à un certain M. Mahgoub, le ministre égyptien de l’awqaf (les fondations religieuses), et à Cheikh Gamal Manna Ali Solaiman, de la mosquée centrale au dôme d’or de Londres à Regent’s Park et à son bras droit Cheikh Hamed Khalifa. Essawy était d’origine égyptienne et il avait convoqué d’autres Égyptiens.
Ils le tenaient à présent, aussi commencèrent-ils par rire et blaguer avec lui. Ils firent des remarques peu aimables sur Kalim Siddiqui, le nain de jardin malveillant et le toutou de l’Iran. Ils promirent de lancer une campagne mondiale pour calmer l’affaire de la fatwa. Il s’efforça d’expliquer les origines de son roman et ils convinrent que la controverse était fondée sur « un tragique malentendu ». Il n’était pas un ennemi de l’islam. Ils voulaient voir en lui un membre de l’intelligentsia musulmane. C’était leur plus cher désir. Nous voulons vous proclamer comme étant l’un des nôtres. Il fallait seulement qu’il accomplisse quelques gestes de bonne volonté.
Il devrait prendre ses distances, dirent-ils, par rapport aux déclarations des personnages de son roman qui attaquaient ou insultaient le Prophète ou sa religion. Il répondit qu’il avait souvent fait remarquer qu’il était impossible de dépeindre la persécution d’une nouvelle foi sans montrer les persécuteurs en action et qu’il était manifestement injuste de lui attribuer les opinions de ses personnages. Bien, sur ce point ils étaient d’accord, et dirent qu’il lui serait facile de le faire savoir.
Il devrait suspendre, dirent-ils, la publication de l’édition de poche. Il rétorqua que ce serait une erreur de leur part d’insister sur ce point parce qu’ils allaient passer pour des censeurs. Ils répondirent qu’il fallait un certain temps pour que les efforts de réconciliation fassent effet. Il lui revenait de créer cette période. Quand le malentendu aurait été dissipé, le livre ne fâcherait plus personne et de nouvelles éditions ne poseraient plus de problème.
En définitive, il fallait qu’il prouve sa sincérité. Il savait bien ce qu’était la shahadah, non ? Il avait grandi en Inde où on l’appelait qalmah, mais c’était la même chose. Il n’y a de Dieu que Dieu et Mahomet est son Prophète. C’était ce qu’il devait déclarer aujourd’hui. C’était ce qui leur permettrait de lui tendre une main amicale, de lui pardonner et de le comprendre.
Il expliqua qu’il revendiquait une identité musulmane laïque, que c’était dans cette tradition qu’il avait grandi. Ils réagirent mal au mot « laïc ». « La laïcité », c’était le diable. Ce mot n’aurait pas dû être prononcé. Il fallait qu’il s’exprime clairement en employant les mots consacrés par l’usage. C’était le seul geste que les musulmans comprendraient.
Ils avaient préparé un document pour qu’il le signe. Il était grossier et bourré de fautes. Il ne pouvait pas le signer. « Corrigez, corrigez, firent-ils d’un ton pressant. C’est vous le grand écrivain, pas nous. » Dans un coin de la pièce il y avait une table et une autre chaise. Il y emporta le document et s’assit pour l’étudier. « Prenez votre temps, crièrent-ils. Il faut que vous soyez satisfait de ce que vous signez. »
Il n’était pas satisfait. Il tremblait de désarroi. À présent il regrettait de ne pas avoir demandé conseil à ses amis. Qu’auraient-ils dit ? Qu’est-ce que son père lui aurait conseillé ? Il se voyait en équilibre instable au bord d’un profond abîme. Mais il percevait aussi le murmure séduisant de l’espoir. S’ils faisaient ce qu’ils avaient dit… si la querelle prenait fin… si, si, si.
Il signa le document après l’avoir corrigé et le remit à Essawy. Les six « juges » le signèrent à leur tour. Il y eut des embrassades et des félicitations. C’était fini. Il était perdu dans un tourbillon, pris de vertige, aveuglé par ce qu’il venait de faire et n’avait aucune idée de l’endroit où la tornade l’emportait. Il n’entendait plus rien, ne voyait plus rien, n’éprouvait plus rien. Les policiers le firent sortir de la pièce et il entendit des portes s’ouvrir et se refermer tout au long du couloir souterrain. Enfin une portière de voiture ouverte, puis refermée. On l’emmenait. Quand il arriva à Wimbledon, Elizabeth l’attendait, prête à le réconforter de tout son amour. Il avait les intestins en bataille. Il alla aux toilettes et fut malade. Son corps savait ce qu’avait fait son esprit et il donnait son avis.
L’après-midi, il fut emmené à une conférence de presse et s’efforça d’avoir l’air positif. Il y eut des interviews pour la radio et la télévision avec Essawy et sans lui. Il ne se souvenait pas de ce qu’il avait dit. Il savait bien ce qu’en lui-même il se disait. Tu es un menteur, tu es un menteur, un lâche et un idiot. Sameen l’appela : « As-tu perdu l’esprit ? lui cria-t-elle. Que crois-tu être en train de faire ? » Oui, tu as perdu l’esprit, lui disait sa voix intérieure, et tu n’as aucune idée de ce que tu as fait, de ce que tu es en train de faire ou de ce que tu vas bien pouvoir faire. S’il avait survécu jusque-là, c’était parce qu’il pouvait poser la main sur son cœur et défendre chaque mot qu’il avait écrit ou prononcé. Il avait écrit avec sérieux et intégrité et tout ce qu’il avait pu en dire était la vérité. À présent il s’était arraché la langue de sa propre bouche, il s’était refusé la possibilité d’employer la langue et les idées qui étaient naturellement les siennes. Jusque-là il avait été accusé d’un crime contre les croyances des autres. À présent il s’accusait et se déclarait coupable d’avoir commis un crime contre lui-même.
Puis ce fut Noël.
Il fut conduit chez Pauline dans son appartement en sous-sol de Highbury Hill et Zafar y fut amené pour qu’ils puissent passer la matinée de Noël ensemble. Au bout de quelques heures, Zafar retourna chez sa mère, et Elizabeth et lui furent conduits chez Graham Swift et Candice Rodd à Wandsworth. C’était le deuxième Noël qu’ils passaient ensemble. Ils étaient toujours aussi amicaux et marchaient sur la pointe des pieds pour éviter de parler de ce qui venait de se produire et ne pas gâcher l’ambiance de Noël, mais il voyait bien l’inquiétude dans leur regard, tout comme eux, il en était sûr, devaient lire la confusion dans le sien. Le lendemain, il le passa dans la petite maison de Bill Buford à Cambridge, et Bill avait préparé un festin. De tels moments étaient des îles dans la tempête. Après cela ses journées furent remplies de rencontres avec des journalistes et il avait les oreilles rebattues d’informations. Il parla à la presse britannique, américaine et indienne, et s’exprima dans le service en langue persane de BBC World et donna des interviews téléphoniques à des radios britanniques musulmanes. Il détestait chaque mot qu’il prononçait. Il se tortillait sur l’hameçon qu’il avait avalé de si bonne grâce et s’en rendait malade. Il connaissait trop bien la vérité. Il n’était pas plus croyant que quelques jours plus tôt. Tout le reste n’était qu’opportunisme. Et cela ne marchait même pas.
Au début pourtant, il y crut. Le grand Cheikh d’al-Azhar exprima son soutien et « lui pardonna ses péchés », et Sibghat Qadri, avocat de la Couronne, demanda à rencontrer le procureur pour envisager des poursuites contre Kalim Siddiqui. Mais l’Iran demeura intransigeant. Khamenei déclara que la fatwa demeurerait même si « Rushdie devenait l’homme le plus pieux de tous les temps », et un journal de Téhéran représentant la ligne dure lui conseilla de « se préparer à mourir ». Siddiqui reprit servilement ces déclarations. Puis les six de Paddington Green commencèrent à se rétracter. Cheikh Gamal demanda l’interdiction totale des Versets sataniques, ce que ses collègues et lui avaient accepté de ne pas exiger. Gamal et son bras droit Cheikh Hamed Khalifa avaient été violemment critiqués par la congrégation de la mosquée de Regent’s Park et, sous la pression de ces critiques, avaient abandonné leur position. Les Saoudiens et les Iraniens exprimaient leur « colère »  contre le gouvernement égyptien pour son implication dans l’initiative pacifique, et Mahgoub, menacé de perdre son poste, revint lui aussi sur ce qu’il avait accepté.
Le 9 janvier 1991, le jour du trentième anniversaire d’Elizabeth, il reçut à midi la visite de M. Greenup qui lui dit d’un ton lugubre : « Nous pensons que le risque a augmenté. Nous avons des informations crédibles à propos d’une menace spécifique. Nous sommes en train de l’analyser et nous vous tiendrons au courant en temps voulu. »
Il était tombé dans le piège de son désir d’être aimé et n’avait réussi qu’à s’affaiblir et à passer pour un idiot, à présent il en payait le prix.
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