L’affaire Salman Rushdie en France – 2ème partie

Dans l’autobiographie Joseph Anton (nom emprunté par Salman Rushdie pour regagner l’anonymat : Joseph pour Joseph Conrad pour et Anton pour Anton Tchekhov), l’auteur nous apporte quantité d’informations sur le climat intellectuel français des années 90.

L’intérêt est grand pour l’affaire Salman Rushdie en 1991, à la TV on bat des records d’audience en l’invitant :

Il y eut ce jour-là des protestations et des déclarations de soutien en sa faveur dans le monde entier. En France, dix-sept millions de téléspectateurs regardèrent un entretien qu’il avait enregistré, ce qui constituait l’audience la plus importante jamais mesurée en France pour une émission autre que les principaux journaux d’information du soir.

La curiosité est là, mais la peur prédomine alors dans le milieu de l’édition française.

Il y eut encore d’autres librairies plastiquées, Collet et Dillons à Londres, Abbey à Sydney, en Australie. Il y eut de nouvelles librairies qui refusèrent de garder le livre en stock, des chaînes qui refusèrent de le distribuer, une douzaine d’imprimeurs en France refusèrent d’imprimer l’édition française…

Nous l’avons vu dans la première partie, les dissensions qui voient le jour dans la société française touchent aussi les intellectuels. Avec Jacques Derrida, c’est une partie de la gauche politique qui s’oppose à Salman Rushdie

Il rencontra Jacques Derrida qui le fit penser à Peter Sellers dans le film The Magic Christian, il semblait traverser la vie, avec une soufflerie invisible qui lui ébouriffait les cheveux en permanence. Il comprit rapidement que Derrida et lui ne tomberaient d’accord sur rien. Au cours de la session consacrée à l’Algérie, il défendit l’idée que l’islam lui-même, l’Islam Réellement existant, ne pouvait être exonéré des crimes commis en son nom. Derrida exprima son désaccord. La « rage de l’islam » était provoquée non par l’islam mais par les mauvaises actions de l’Occident. L’idéologie n’avait rien à voir là- dedans. Ce n’était qu’une question de pouvoir.
Cette division était également à l’oeuvre chez les musulmans.
 
Les musulmans européens semblent aussi fatigués que moi de la fatwa. Des musulmans hollandais et français ont pris position contre elle. Les musulmans en France défendent en fait la liberté d’expression et de conscience.

Le monde intellectuel faisait globalement front uni en faveur de l’auteur des Versets Sataniques. Cependant un homme choisissait de ne pas choisir. L’auteur note à de nombreuses reprises l’absence de François Mitterrand lors des réunions de soutien en France. 

Il s’efforça de ne pas penser à la monstrueuse opération de sécurité tout autour de l’Arche pour se concentrer plutôt sur le parterre extraordinaire qui l’attendait et qui rassemblait manifestement toute l’intelligentsia française ainsi que toute l’élite politique aussi bien de droite que de gauche. (Sauf Mitterrand. Ce qui fut toujours le cas chaque fois qu’il vint en France, sauf Mitterrand.) Bernard Kouchner et Nicolas Sarkozy, Alain Finkielkraut et Jorge Semprún, Philippe Sollers et Elie Wiesel se tenaient côte à côte et se faisaient des amabilités. Et Patrice Chéreau, Françoise Giroud, Michel Rocard, Ismail Kadaré, Simone Veil, une assemblée vraiment impressionnante.

Si sur scène le pouvoir politique montre son soutien, en coulisse en revanche la musique n’est pas la même. Entre gêne et embarras politique, le cas Rushdie n’est pas simple à traiter. 

Avant qu’il ne quitte la résidence *, l’ambassadeur le prit à part pour lui annoncer qu’il avait reçu la plus haute distinction dans l’ordre des Arts et Lettres, le titre de commandeur *, un immense honneur. La décision avait été prise depuis plusieurs années, dit l’ambassadeur, mais le précédent gouvernement français n’avait pas voulu le faire savoir. À présent on allait organiser une cérémonie pour lui, ici, à la résidence *, et lui remettre son ruban et sa médaille. C’était une nouvelle merveilleuse mais quelques jours plus tard le rétropédalage commença. La femme responsable de l’envoi des invitations dit qu’elle « retenait le tir » parce qu’elle « attendait l’accord de Paris » et curieusement ni l’ambassadeur ni l’attaché * culturel, Olivier Poivre d’Arvor, n’étaient plus joignables. Après s’être heurté à un mur pendant plusieurs jours il appela Jack Lang qui lui dit que le président iranien devait effectuer une visite en France dans dix jours et que c’était pour cela que le Quai d’Orsay faisait traîner les choses. Lang passa quelques coups de fil et le problème fut résolu. Olivier le rappela. Pourrait-il choisir une date à laquelle M. Lang pourrait venir pour lui remettre en personne la décoration ? Oui, fit-il. Naturellement.

Il faut dire que le RAID, cité à de nombreuses reprises est sur les dents lors des visites de Salman Rushdie en France : gigantesques opérations de sécurité, places bloquées, … l’auteur ne passe pas inaperçu

Il avait besoin de voyager un peu pour réfléchir. Il déposa une demande pour se rendre discrètement en France pour de brèves vacances mais les Français ne voulaient pas de lui sur leur sol.

 
À la mi-mars, il put finalement se rendre à Paris. Les effrayants hommes du RAID l’entourèrent dès qu’il descendit de l’avion et lui expliquèrent qu’il devait faire exactement, exactement, tout ce qu’ils disaient. Ils le conduisirent à toute allure à la Grande Arche de la Défense où Jack Lang, ministre de la Culture et numéro deux du gouvernement français, l’attendait en compagnie de Bernard-Henri Lévy pour lui souhaiter la bienvenue avant de le conduire dans l’auditorium. Il s’efforça de ne pas penser à la monstrueuse opération de sécurité tout autour de l’Arche pour se concentrer plutôt sur le parterre extraordinaire qui l’attendait et qui rassemblait manifestement toute l’intelligentsia française ainsi que toute l’élite politique aussi bien de droite que de gauche. (Sauf Mitterrand. Ce qui fut toujours le cas chaque fois qu’il vint en France, sauf Mitterrand.) Bernard Kouchner et Nicolas Sarkozy, Alain Finkielkraut et Jorge Semprún, Philippe Sollers et Elie Wiesel se tenaient côte à côte et se faisaient des amabilités. Et Patrice Chéreau, Françoise Giroud, Michel Rocard, Ismail Kadaré, Simone Veil, une assemblée vraiment impressionnante.
Jack Lang, en guise d’introduction, déclara : « Il nous faut vraiment remercier Salman Rushdie, aujourd’hui, d’avoir réussi à rassembler toute la culture française. » Ce qui fut accueilli par un éclat de rire. Puis ce fut pendant deux heures une séance intense de questions. Il espéra avoir fait bonne impression mais il n’eut pas le temps de s’appesantir sur le sujet, dès la fin de la réunion l’équipe du RAID l’évacua de la salle et l’emmena à toute vitesse. Ils le conduisaient à l’ambassade de Grande-Bretagne qui, étant légalement un territoire britannique, était le seul endroit à Paris où il était autorisé à passer la nuit. Une seule nuit. L’ambassadeur Christopher Mallaby l’accueillit très amicalement et avec une grande courtoisie ; il avait même lu certains de ses livres. Mais il fut clairement indiqué qu’il s’agissait d’une invitation ponctuelle. Il ne pouvait pas considérer l’ambassade comme son hôtel à Paris. Le lendemain, il fut reconduit à l’aéroport et renvoyé de France.
Sur le chemin de l’ambassade à l’aller comme au retour, il fut choqué de voir que la place de la Concorde avait été interdite à la circulation. Toutes les rues qui y menaient ou en partaient étaient barrées par des policiers pour que, escorté par le RAID, il puisse franchir à toute vitesse la place sans obstacles. Ce constat l’attrista. Il ne voulait pas être celui pour qui on ferme la place de la Concorde. Le cortège passa devant un petit bistrot et tous ceux qui prenaient leur café en terrasse regardèrent dans sa direction avec un mélange de curiosité et d’agacement. Je me demande, se dit-il, si je pourrai jamais être un de ces consommateurs, prenant son café sur le trottoir en regardant passer le monde.
 
Les dispositifs de sécurité étaient follement exagérés. Les braves hommes du RAID avaient obligé le musée du Louvre à fermer pour la journée. Il y avait de nombreux hommes un peu partout armés de mitraillettes. Il n’était pas autorisé à se tenir près d’une fenêtre. À l’heure du déjeuner, lorsque les écrivains traversèrent la pyramide de verre de I. M. Pei pour gagner une salle en sous-sol, le RAID l’obligea à monter dans une voiture pour faire, disons, cent cinquante mètres depuis l’aile du Louvre où s’était réunie l’Académie jusqu’à la pyramide, encadré par des hommes armés portant des lunettes noires réfléchissantes, prêts à faire usage de leur artillerie lourde. C’était pire que fou, c’était gênant.
À la fin de la journée les forces de sécurité l’informèrent que le ministre de l’Intérieur, Charles Pasqua, lui avait refusé la permission de passer la nuit en France parce que cela reviendrait trop cher. Mais il fit observer que plusieurs personnes lui avaient offert l’hospitalité, Bernard-Henri Lévy, Bernard Kouchner et Christine Ockrent, et Caroline, la fille de Jack Lang, et que cela ne coûterait donc rien. Bien, alors c’est parce que nous avons découvert une menace spécifique contre vous et que nous ne pouvons pas garantir votre sécurité. Même la Special Branch ne crut pas à ce mensonge. « Ils auraient partagé leurs informations avec nous, Joe, lui dit Frank Bishop, et ils ne l’ont pas fait. » Caroline Lang lui dit : « Si vous voulez défier le RAID, on peut squatter le Louvre avec vous et faire venir des lits de camp, du vin et des amis. » L’idée était à la fois amusante et touchante mais il refusa. « Si je fais cela ils ne me laisseront plus jamais revenir en France. » Puis Christopher Mallaby lui refusa l’autorisation de séjourner à l’ambassade mais quelqu’un, parmi les Français ou les Anglais, parvint à convaincre British Airways de le ramener à Londres. Et ainsi, pour la première fois en quatre ans, il prit un vol régulier de la BA sans rencontrer le moindre problème de la part de l’équipage ou des passagers dont beaucoup vinrent lui exprimer leur amitié, leur solidarité et leur sympathie. Cependant, après le vol, British Airways dit qu’elle avait donné son accord sous la pression des autorités françaises « au niveau d’une opération ponctuelle » et qu’elle avait pris des mesures « pour s’assurer que cela ne se reproduirait pas ».

Les hommes du RAID se crispaient de plus en plus à mesure que le temps passait. Ils annoncèrent qu’il y avait une alerte à la bombe à l’Opéra, là où se réunissaient les écrivains. Ils avaient découvert un objet suspect et ils le firent exploser. C’était un extincteur. L’explosion se produisit pendant le discours de Günter Wallraff qui en fut déstabilisé pendant un moment. Il sortait d’une hépatite et avait fait un effort particulier pour venir à Strasbourg, « afin d’être avec vous ».

 

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