Dans son roman Léviathan, Paul Auster s’est inspiré de Sophie Calle pour dresser le portrait de Maria, l’une de ses protagonistes, associant ainsi réalité et fiction. Voici le passage présentant le personnage de Maria/Sophie Calle :
Maria était une artiste, et pourtant son activité n’avait rien à voir avec la création de ce qu’on appelle en général des œuvres d’art. Certains la disaient photographe, d’autres la qualifiaient de conceptualiste, d’autres encore voyaient en elle un écrivain, mais aucune de ces descriptions ne convenait et tout bien considéré je pense qu’il était impossible de la ranger dans une case. Son travail était trop fou pour cela, trop singulier, trop personnel pour être perçu comme appartenant à une technique ou à une discipline particulières. Des idées s’imposaient à elle, elle menait à bien des projets, des réalisations concrètes pouvaient être exposées dans des galeries, mais cette activité naissait moins d’un désir de création artistique que du besoin de céder à ses obsessions, de vivre sa vie exactement comme elle l’entendait. Vivre lui paraissait toujours primordial, et un grand nombre des entreprises auxquelles elle consacrait le plus de son temps n’étaient destinées qu’à elle-même et n’étaient jamais montrées à personne.
Depuis l’âge de quatorze ans, elle avait conservé tous les cadeaux d’anniversaire qui lui avaient été offerts – encore emballés, rangés bien en ordre sur des étagères en fonction des années. Adulte, elle organisait chaque année en son propre honneur un dîner d’anniversaire, où le nombre des convives correspondait à son âge. Certaines semaines, elle s’imposait ce qu’elle appelait “le régime chromatique”, se limitant à des aliments d’une seule couleur par jour. Orange le lundi : carottes, melon, crevettes bouillies. Rouge le mardi : tomates, grenades, steak tartare. Blanc le mercredi : turbot, pommes de terre, fromage frais. Vert le jeudi : concombres, brocolis, épinards – et ainsi de suite, jusqu’au dernier repas du dimanche inclus. D’autres fois, elle observait des divisions analogues fondées sur les lettres de l’alphabet. Des journées entières s’écoulaient sous le signe du b, du c ou du w et puis, aussi brusquement qu’elle l’avait commencé, elle abandonnait le jeu et passait à autre chose. Ce n’étaient que des caprices, je suppose, des mini-expériences sur le thème de la classification et de l’habitude, mais des jeux similaires pouvaient aussi bien se prolonger pendant des années. Il y avait, par exemple, le projet à long terme d’habiller Mr L., un inconnu rencontré dans une soirée. Maria le considérait comme l’un des hommes les plus beaux qu’elle eût jamais vus, mais vraiment trop mal fagoté, pensait-elle, et elle avait donc pris sur elle, sans annoncer ses intentions à personne, d’améliorer sa garde-robe. Chaque année à Noël elle lui envoyait un cadeau anonyme – une cravate, un chandail, une chemise élégante – et parce que Mr L. fréquentait plus ou moins les mêmes cercles qu’elle, elle le rencontrait de temps à autre, remarquant avec plaisir les modifications spectaculaires de son apparence vestimentaire. Car le fait était que Mr L. arborait toujours ce que Maria lui avait envoyé. Elle allait même vers lui, dans ces réunions, et le complimentait sur ce qu’il portait, mais ça n’allait pas plus loin et il ne soupçonna jamais qu’elle était responsable de ces cadeaux de Noël.