Anatole France, une tête à claques ?

Anatole France ? …

anatolefranceLa place Anatole France ? La bibliothèque Anatole France ? Le collège Anatole France ?

Non, l’écrivain, le romancier, le prix Nobel de littérature 1921.

Milan Kundera a pourtant bien tenté de le faire sortir de l’oubli, mais les coins poussiéreux des bibliothèques ne lui ont pas accordé de bon de sortie. Les dieux ont soif, chronique de la Terreur de 93, transposait parfaitement pour l’écrivain tchèque l’ambiance des années 50 derrière le rideau de fer. Mais le public français n’a pas été pressé de goûter la mécanique d’oppression qui se cache derrière les meilleures intentions révolutionnaires.

Il faut bien dire que relever un vieillard après qu’il ait été assailli de coups n’est pas chose aisée. Le premier des coups avait été porté par Proust : Anatole France est un des modèles de Bergotte, écrivain à la mode qui finit par fatiguer Marcel parce que jugé trop classique, sans profondeur. Ce fut ensuite au tour des surréalistes de se déchaîner dans un pamphlet au titre prometteur « Avez-vous déjà giflé un mort ? ». Mort il le restera, y compris pour la postérité.

Pourtant l’actualité vient parfois réveiller l’ironie de quelques uns de ses textes, dont L’île des pingouins, qui revisite l’Histoire de France.

À l’heure où les possédants se sentent menacés par l’impôt, outil de solidarité nationale, cet extrait reprend de son mordant.

Alors que les habitants de l’île décident d’instituer une contribution en proportion de la richesse de chacun (qui prendrait la forme de ce que nous appellerions aujourd’hui une flat tax : 10% pour tous), les plus riches parviennent à argumenter pour remplacer cet impôt par une taxe sur la consommation (notre TVA) qui touchera en priorité les plus pauvres.

L’argumentation retorse n’a pas vieilli au regard de notre actualité. Un siècle plus tard, on continue d’entendre les mêmes sornettes : le bien des riches profiterait aux pauvres, les signes de richesse sont trompeurs c’est pourquoi il faudrait taxer la consommation.

Les impôts :

—Enfants, le Seigneur donne, quand il lui plaît, les richesses aux hommes et les leur retire. Or, je vous ai rassemblés pour lever sur le peuple des contributions afin de subvenir aux dépenses publiques et à l’entretien des religieux. J’estime que ces contributions doivent être en proportion de la richesse de chacun. Donc celui qui a cent bœufs en donnera dix; celui qui en a dix en donnera un.

Quand le saint homme eut parlé, Morio, laboureur à Anis-sur-Clange, un des plus riches hommes parmi les Pingouins, se leva et dit:

—O Maël, ô mon père, j’estime qu’il est juste que chacun contribue aux dépenses publiques et aux frais de l’Église. Pour ce qui est de moi, je suis prêt à me dépouiller de tout ce que je possède dans l’intérêt de mes frères pingouins et, s’il le fallait, je donnerais de grand cœur jusqu’à ma chemise. Tous les anciens du peuple sont disposés, comme moi, à faire le sacrifice de leurs biens; et l’on ne saurait douter de leur dévouement absolu au pays et à la religion. Il faut donc considérer uniquement l’intérêt public et faire ce qu’il commande. Or ce qu’il commande, ô mon père, ce qu’il exige, c’est de ne pas beaucoup demander à ceux qui possèdent beaucoup; car alors les riches seraient moins riches et les pauvres plus pauvres. Les pauvres vivent du bien des riches; c’est pourquoi ce bien est sacré. N’y touchez pas: ce serait méchanceté gratuite. À prendre aux riches, vous ne retireriez pas grand profit, car ils ne sont guère nombreux; et vous vous priveriez, au contraire, de toutes ressources, en plongeant le pays dans la misère. Tandis que, si vous demandez un peu d’aide à chaque habitant, sans égard à son bien, vous recueillerez assez pour les besoins publics, et vous n’aurez pas à vous enquérir de ce que possèdent les citoyens, qui regarderaient toute recherche de cette nature comme une odieuse vexation. En chargeant tout le monde également et légèrement, vous épargnerez les pauvres, puisque vous leur laisserez le bien des riches. Et comment serait-il possible de proportionner l’impôt à la richesse? Hier j’avais deux cents boeufs; aujourd’hui j’en ai soixante, demain j’en aurais cent. Clunic a trois vaches, mais elles sont maigres; Nicclu n’en a que deux, mais elles sont grasses. De Clunic ou de Nicclu quel est le plus riche? Les signes de l’opulence sont trompeurs. Ce qui est certain, c’est que tout le monde boit et mange. Imposez les gens d’après ce qu’ils consomment. Ce sera la sagesse et ce sera la justice.

Ainsi parla Morio, aux applaudissements des Anciens.

—Je demande qu’on grave ce discours sur des tables d’airain, s’écria le moine Bulloch. Il est dicté pour l’avenir; dans quinze cents ans, les meilleurs entre les Pingouins ne parleront pas autrement.

Les Anciens applaudissaient encore, lorsque Greatauk, la main sur le pommeau de l’épée, fit cette brève déclaration:

—Étant noble, je ne contribuerai pas; car contribuer est ignoble. C’est à la canaille à payer.

Sur cet avis, les Anciens se séparèrent en silence.

Ainsi qu’à Rome, il fut procédé au cens tous les cinq ans; et l’on s’aperçut, par ce moyen, que la population s’accroissait rapidement. Bien que les enfants y mourussent en merveilleuse abondance et que les famines et les pestes vinssent avec une parfaite régularité dépeupler des villages entiers, de nouveaux Pingouins, toujours plus nombreux, contribuaient par leur misère privée à la prospérité publique.

Anatole France se penche également sur la guerre et le commerce, le centrisme, et l’automobile. Ces extraits ont la saveur des Lettres persanes.

La guerre et le commerce

Introduit dans une tribune, le docteur plongea ses regards sur la multitude des législateurs qui siégeaient dans des fauteuils de jonc, les pieds sur leur pupitre.

Le président se leva et murmura plutôt qu’il n’articula, au milieu de l’inattention générale, les formules suivantes, que l’interprète traduisit aussitôt au docteur:

—La guerre pour l’ouverture des marchés mongols étant terminée à la satisfaction des États, je vous propose d’en envoyer les comptes à la commission des finances….

»Il n’y a pas d’opposition?…

»La proposition est adoptée.

»La guerre pour l’ouverture des marchés de la Troisième-Zélande étant terminée à la satisfaction des États, je vous propose d’en envoyer les comptes à la commission des finances….

»Il n’y a pas d’opposition?…

»La proposition est adoptée.

—Ai-je bien entendu? demanda le professeur Obnubile. Quoi? vous, un peuple industriel, vous vous êtes engagés dans toutes ces guerres!

—Sans doute, répondit l’interprète: ce sont des guerres industrielles. Les peuples qui n’ont ni commerce ni industrie ne sont pas obligés de faire la guerre; mais un peuple d’affaires est astreint à une politique de conquêtes. Le nombre de nos guerres augmente nécessairement avec notre activité productrice. Dès qu’une de nos industries ne trouve pas à écouler ses produits, il faut qu’une guerre lui ouvre de nouveaux débouchés. C’est ainsi que nous avons eu cette année une guerre de charbon, une guerre de cuivre, une guerre de coton. Dans la Troisième- Zélande nous avons tué les deux tiers des habitants afin d’obliger le reste à nous acheter des parapluies et des bretelles.

À ce moment, un gros homme qui siégeait au centre de l’assemblée monta à la tribune.

—Je réclame, dit-il, une guerre contre le gouvernement de la république d’Émeraude, qui dispute insolemment à nos porcs l’hégémonie des jambons et des saucissons sur tous les marchés de l’univers.

—Qu’est-ce que ce législateur? demanda le docteur Obnubile.

—C’est un marchand de cochons.

—Il n’y a pas d’opposition? dit le président. Je mets la proposition aux voix.

La guerre contre la république d’Emeraude fut votée à mains levées à une très forte majorité.

—Comment? dit Obnubile à l’interprète; vous avez voté une guerre avec cette rapidité et cette indifférence!…

—Oh! c’est une guerre sans importance, qui coûtera à peine huit millions de dollars.

—Et des hommes….

—Les hommes sont compris dans les huit millions de dollars.

Alors le docteur Obnubile se prit la tête dans les mains et songea amèrement:

—Puisque la richesse et la civilisation comportent autant de causes de guerres que la pauvreté et la barbarie, puisque la folie et la méchanceté des hommes sont inguérissables, il reste une bonne action à accomplir. Le sage amassera assez de dynamite pour faire sauter cette planète. Quand elle roulera par morceaux à travers l’espace une amélioration imperceptible sera accomplie dans l’univers et une satisfaction sera donnée à la conscience universelle, qui d’ailleurs n’existe pas.

Le centrisme

Spectacles auxquels la froide raison ne saurait applaudir et propres à l’affliction des édiles soucieux de la bonne police des chemins et des rues; mais ce qui était plus triste pour les gens de cœur, c’était l’aspect de ces cafards qui, de peur des coups, se tenaient à distance égale des deux camps, et tout égoïstes et lâches qu’ils se laissaient voir, voulaient qu’on admirât la générosité de leurs sentiments et la noblesse de leur âme; ils se frottaient les yeux avec des oignons, se faisaient une bouche en gueule de merlan, se mouchaient en contrebasse, tiraient leur voix des profondeurs de leur ventre, et gémissaient: «Ô Pingouins, cessez ces luttes fratricides; cessez de déchirer le sein de votre mère!», comme si les hommes pouvaient vivre en société sans disputes et sans querelles, et comme si les discordes civiles n’étaient pas les conditions nécessaires de la vie nationale et du progrès des mœurs, pleutres hypocrites qui proposaient des compromis entre le juste et l’injuste, offensant ainsi le juste dans ses droits et l’injuste dans son courage. L’un de ceux-là, le riche et puissant Machimel, beau de couardise, se dressait sur la ville en colosse de douleur; ses larmes formaient à ses pieds des étangs poissonneux et ses soupirs y chaviraient les barques des pêcheurs.

L’automobile

—Monsieur Cérès, lui dit la maîtresse de maison, vous représentez le plus bel arrondissement d’Alca.

—Et qui s’embellit tous les jours, madame.

—Malheureusement, on ne peut plus y circuler, s’écria M. Boutourlé.

—Pourquoi? demanda M. Cérès.

—À cause des autos, donc!

—N’en dites pas de mal, répliqua le député; c’est notre grande industrie nationale.

—Je le sais, monsieur. Les Pingouins d’aujourd’hui me font penser aux Égyptiens d’autrefois. Les Égyptiens, à ce que dit Taine, d’après Clément d’Alexandrie, dont il a d’ailleurs altéré le texte, les Égyptiens adoraient les crocodiles qui les dévoraient; les Pingouins adorent les autos qui les écrasent.

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