Exit le fantôme de Philip Roth
Comme dans ces derniers romans, Philip Roth continue de travailler le thème du délabrement du corps, de la maladie, de la vieillesse. Dans ce nouvel opus, l’impuissance, la mémoire défaillante et l’incontinence accablent Nathan Zuckerman, considéré (à tort) comme le double de l’auteur. Mais sous ce memento mori omniprésent dans l’œuvre se cache une autre thématique qui n’avait jamais pris autant de place jusqu’ici dans les romans de Philip Roth : l’écriture. Exit le fantôme est peuplé d’écrivains, six au total, qui s’admirent, se jaugent, cherchent l’approbation d’un mentor. Au centre de ce jeu Zuckerman fait son retour à New-York et tente d’empêcher un jeune ambitieux d’écrire la biographie d’un auteur en mêlant secrets de jeunesse et sa dernière œuvre inachevée. Dans ce combat que mène Zuckerman pour épargner la mémoire posthume de son mentor, on reconnaîtra la bataille qu’a menée un siècle plus tôt Proust dans Contre Sainte-Beuve : la vie de l’écrivain ne tient pas dans son œuvre, c’est un autre moi qui s’exprime dans la fiction du roman.
La méthode de Saint-Beuve qui consiste à faire un portrait littéraire du romancier à partir de ses œuvres est une méthode qui a beaucoup plus essaimé aux États-Unis que chez nous, à tel point que les américains sont vite devenus les spécialistes du genre. Cette obsession et cette faim malsaines pour tout ce qui a trait à la vie et à l’intimité d’un artiste sont considérées par le narrateur d’Exit le fantôme comme une deuxième mort plutôt qu’un hommage posthume :
C’est incroyable quand on y pense, que tout ce qu’on a pu réussir, accomplir dans la vie, quelle qu’en soit la valeur, s’achève par le châtiment d’une inquisition menée par votre biographe.
Ces considérations toutes neuves dans un roman Philip Roth vont de pair avec la difficulté de laisser leur place aux « pas encore » quand on est « déjà plus », de laisser se réécrire un monde (la technologie, les téléphones portables) dont on ne fait plus partie, mais aussi avec la peur qu’une œuvre, son intégrité intellectuelle ne puisse être trahie par les futurs commentateurs. Et c’est à travers une diatribe (lettre enragée de la veuve de l’écrivain au Times) que ces commentateurs sont mis au ban de la littérature.
Si j’avais le pouvoir d’un Staline, je ne le gaspillerais pas à réduire au silence les romanciers. Je réduirais au silence ceux qui écrivent sur les romanciers. J’interdirais toute discussion publique de la littérature dans les journaux, les magazines et les revues spécialisées. J’interdirais l’enseignement de la littérature dans tous les établissements scolaires, du primaire au supérieur en passant par le secondaire. Je prohiberais les groupes de lecture et les chats de discussion sur les livres sur Internet, et je mettrais sous surveillance les librairies pour vérifier qu’aucun vendeur ne parle de livres avec un client, et que les clients n’osent pas se parler entre eux. Je laisserais les clients seuls avec les livres, pour qu’ils puissent en faire ce qu’ils veulent en toute liberté. Je ferais cela autant de siècles qu’il en faudrait pour désintoxiquer la société du poison de votre charabia.
Qu’ajouter ? Rien. Que faire ? Lire Philip Roth.