Emmanuel Carrère construit son oeuvre à la manière de Montaigne : ses romans dressent progressivement le portrait de leur auteur en « chevauchant » successivement des sujets aussi divers que l’Histoire russe, l’écrivain Limonov, ou aujourd’hui la Bible. « Les coutures visibles » du roman, ces jointures où sont d’ordinaire recelés les minuscules biographèmes de l’auteur sont désormais assumées et affichées comme élément de modernité.
Au milieu de son dernier ouvrage, Emmanuel Carrère théorise cette entreprise, et signe en quelque sorte un manifeste littéraire en prenant le contrepoint de l’oeuvre de Marguerite Yourcenar.
Depuis Pascal, on a le goût pour les formes éclatées et décousues, gages de modernité. Emmanuel Carrère ne fait pas exception à la règle en préférant les Carnets de Marguerite Yourcenar aux Mémoires d’Hadrien :
Malgré des tentatives répétées, je ne suis jamais arrivé au bout des Mémoires d’Hadrien. J’aime beaucoup en revanche les carnets de travail que Marguerite Yourcenar a publiés en annexe de ce roman, compagnon de vingt ans de sa vie. En bon moderne, je préfère l’esquisse au grand tableau – et cela devrait me servir d’avertissement, à moi qui n’ai jamais envisagé mon propre livre autrement que comme une de ces amples compositions ultra-équilibrées et architecturées, chef-d’œuvre d’artisan après quoi on pourra, enfin, souffler un peu, se lâcher, mais ce n’est pas pour tout de suite. […] Voici comment Marguerite Yourcenar dit avoir écrit les Mémoires d’Hadrien :
On s’en doute, Emmanuel Carrère va prendre le contrepied de la méthode exposée dans les Carnets de Marguerite Yourcenar
« […] écarter s’il se peut toutes les idées, tous les sentiments accumulés par couches successives entre ces gens et nous. Se servir pourtant, mais prudemment, mais seulement à titre préparatoire, des possibilités de rapprochement ou de recoupement, des perspectives nouvelles peu à peu élaborées par tant de siècles et d’événements qui nous séparent de ce texte, de ce fait, de cet homme ; les utiliser comme autant de jalons sur la route du retour vers un point particulier du temps. S’interdire les ombres portées ; ne pas permettre que la buée d’une haleine s’étale sur le tain du miroir ; prendre seulement ce qu’il y a de plus durable, de plus essentiel en nous, dans les émotions des sens et les opérations de l’esprit, comme point de contact avec ces hommes qui comme nous croquèrent des olives, burent du vin, s’engluèrent les doigts de miel, luttèrent contre le vent aigre et la pluie aveuglante et cherchèrent en été l’ombre d’un platane, et jouirent, et pensèrent, et vieillirent, et moururent. »
Là où je me sépare de Marguerite Yourcenar, c’est à propos de l’ombre portée, de l’haleine sur le tain du miroir. Moi, je crois que c’est quelque chose qu’on ne peut pas éviter. Je crois que l’ombre portée, on la verra toujours, qu’on verra toujours les astuces par lesquelles on essaye de l’effacer et qu’il vaut mieux dès lors l’accepter et la mettre en scène. C’est comme quand on tourne un documentaire. Soit on tente de faire croire qu’on y voit les gens « pour de vrai », c’est-à-dire comme ils sont quand on n’est pas là pour les filmer, soit on admet que le fait de les filmer modifie la situation, et alors ce qu’on filme, c’est cette situation nouvelle. Pour ma part, ce que dans le jargon technique on appelle les « regards caméra » ne me gêne pas : au contraire je les garde, j’attire même l’attention sur eux. Je montre ce que désignent ces regards, qui dans le documentaire classique est supposé rester hors champ : l’équipe en train de filmer, moi qui dirige l’équipe, et nos querelles, nos doutes, nos relations compliquées avec les gens que nous filmons. Je ne prétends pas que c’est mieux. Ce sont deux écoles, et tout ce qu’on peut dire en faveur de la mienne, c’est qu’elle est plus accordée à la sensibilité moderne, amie du soupçon, de l’envers des décors et des making of, que la prétention à la fois hautaine et ingénue de Marguerite Yourcenar à s’effacer pour montrer les choses telles qu’elles sont dans leur essence et leur vérité.Ce qui est amusant, c’est qu’à la différence d’Ingres, de Delacroix ou de Chassériau qui se souciaient de réalisme dans leurs représentations des Romains de Tite-Live ou des Juifs de la Bible, les maîtres anciens pratiquaient naïvement, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose, le credo moderniste et la distanciation brechtienne. Si on leur avait posé la question, beaucoup d’entre eux, à la réflexion, auraient sans doute admis que la Galilée quinze siècles auparavant ne devait pas ressembler à la Flandre ou à la Toscane de leur temps, mais à la plupart cette question ne venait pas à l’esprit. L’aspiration au réalisme historique n’entrait pas dans leur cadre de pensée et je pense qu’au fond ils avaient raison. Ils étaient vraiment réalistes dans la mesure où ce qu’ils représentaient était vraiment réel. C’étaient eux, c’était le monde où ils vivaient. L’intérieur de la Sainte Vierge, c’était celui du peintre ou de son commanditaire. Ses vêtements peints avec tant de soin, un tel amour des détails et de la matière, c’étaient ceux que portaient la femme de l’un ou la maîtresse de l’autre.
Emmanuel Carrère se montre pourtant injuste quant au supposé détachement et manque de modernité de Marguerite Yourcenar. Le passage qui suit, extrait des Mémoires d’Hadrien, invite à une lecture contemporaine de l’Histoire du travail :
Je doute que toute la philosophie du monde parvienne à supprimer l’esclavage : on en changera tout au plus le nom. Je suis capable d’imaginer des formes de servitude pires que les nôtres, parce que plus insidieuses : soit qu’on réussisse à transformer les hommes en machines stupides et satisfaites, qui se croient libres alors qu’elles sont asservies, soit qu’on développe chez eux, à l’exclusion des loisirs et des plaisirs humains, un goût du travail aussi forcené que la passion de la guerre chez les races barbares.
On aurait tort d’opposer trop radicalement les deux écrivains. Cette opposition serait artificielle. Emmanuel Carrère se dévoile en commentant la Bible, utile exercice auquel se livraient déjà les moines au Moyen-Âge, exercice qui nous en apprit beaucoup sur les conditions de vie dans les monastères. Mais c’est au moins autant par souci pédagogique que l’écrivain passe par l’entremise de l’Histoire contemporaine, évoquer Poutine pour expliquer les guerres romaines les rend évidemment plus compréhensibles.
Merci pour ces incises. Je n’ai pas lu Le Royaume de Carrère, mais je vais finir par y passer.
Lu et relu, en revanche, Montaigne et Yourcenar. La remarque de Carrère est intéressante parce que, justement, j’ai souffert des coutures dans l’Oeuvre au noir, trop visibles à mon goût, affectant la crédibilité de l’ensemble. En revanche pas ce souvenir dans les Mémoires d’Hadrien.
Montaigne, de mémoire, parle plus volontiers d’ouvrages « qui puent l’huile de lampe » , ce qui ne change pas grand chose à l’affaire, mais l’image est belle aussi.
Oui, j’ai repensé à un des tes billets qui évoquaient ces ouvrages « qui puent l’huile de lampe ».
« La couture » revient souvent pour désigner le lent travail d’appropriation des philosophies antiques.
Montaigne s’embarrasse moins que Yourcenar ou Carrère pour faire revivre le passé dans son jus, mais ce n’était pas son but et il a le mérite de le faire en toute lucidité à une époque où le conteur et l’historien se confondaient.