Sebastian Haffner dépeint davantage l’univers mental de la montée du nazisme que son Histoire officielle et chronologique. C’est en étant l’un de ses maillons qu’il décrit ce système sans ambages et avec honnêteté. Enfant marqué par la révolution et la constitution de milices après la Première Guerre, adolescent bercé par la revanche des grands événements sportifs nationalistes des années 20, étudiant contraint de porter l’uniforme de la Reichswehr, croix gammée au bras pour obtenir son diplôme de Droit, l’auteur n’élude aucune des peurs, compromissions, lâchetés auxquelles s’est laissé aller le peuple allemand avant de tomber dans l’hystérie collective.
Le risque bien connu des lectures historiques est d’y projeter nos préoccupations contemporaines, de transformer le texte en miroir déformant d’obsessions dictées par l’actualité. Certaines situations résonnent tout de même étrangement :
[Au sujet du chancelier Brüning en 1930] Ses succès – il en connut quelques-uns, c’est incontestable – avaient toujours le schéma “opération réussie, patient mort”, ou “position maintenue, garnison massacrée”. Pour poursuivre jusqu’à l’absurde le paiement des réparations, il mit l’économie allemande au bord de la faillite ; les banques fermèrent, le nombre des chômeurs atteignit six millions. Pour sauver le budget malgré tout, il appliquait avec une farouche rigueur la recette du père de famille sévère : “se serrer la ceinture”. À intervalles réguliers, tous les six mois environ, sortait un décret-loi qui réduisait et réduisait encore les traitements, les retraites, les prestations sociales, et finit par réduire jusqu’aux salaires privés et aux intérêts. L’un entraînait l’autre, et Brüning, les dents serrées, en tirait chaque fois la douloureuse conséquence. Plusieurs des instruments de torture les plus efficaces de Hitler furent inaugurés par Brüning : c’est à lui que l’on doit la “gestion des devises”, qui empêchait les voyages à l’étranger, l’“impôt sur la désertion”, qui rendait l’exil impossible ; c’est lui aussi qui commença à limiter la liberté de la presse et à museler le Parlement. Et pourtant, étrange paradoxe, il faisait tout cela pour défendre la république. Mais les républicains commençaient peu à peu à se demander, et on les comprend, ce qui leur restait encore à défendre.
Ce témoignage a également le mérite de rappeler que les premières victimes du nazisme furent les juifs et les Allemands eux-mêmes. L’arrivée des nazis au pouvoir eut un impact bien plus grand sur la population que la défaite de 1918.
La situation des Allemands non nazis en été 1933 était certainement une des plus difficiles dans lesquelles peuvent se trouver des hommes : un état d’impuissance totale et sans issue, combiné avec les séquelles du choc causé par une attaque-surprise. Les nazis nous tenaient à leur merci. Toutes les forteresses étaient tombées, toute résistance collective était devenue impossible, la résistance individuelle n’était plus qu’une forme de suicide. Nous étions traqués jusque dans les recoins de notre vie privée, la déroute régnait dans tous les domaines de l’existence, une débandade dont on ne savait où elle finirait. En même temps, on était exhorté chaque jour non à se rendre, mais à trahir. Un petit pacte avec le diable, et on ne ferait plus partie des prisonniers et des poursuivis, mais des vainqueurs et des poursuivants.
L’auteur espère un temps une réaction de la France ou des puissances voisines, lassées du comportement belliqueux de l’État allemand. Devant l’inaction européenne il tente de suivre le modèle de Stendhal sous la Restauration « préserver la sainteté et la pureté de son moi », ne pas se compromettre intellectuellement en répondant à la rage et à la grossièreté nazies. L’occasion d’égratigner au passage le mythe d’une culture raffinée qui n’aurait su éviter au peuple allemand de tomber dans le nazisme. Les premiers esprits séduits par les éructations et la grossièreté d’Hitler ne sont pas les intellectuels mais les esprits les plus « lourdauds » et « vulgaires ». Face à cette vulgarité, l’auteur tente donc de se détourner de ce spectacle, de se préserver.
Je crois aujourd’hui encore que ce principe a quelque chose de juste, et je ne le renie pas. Mais bien sûr, tel que je me le représentais à l’époque – ignorance délibérée et retraite dans une tour d’ivoire –, il était inapplicable, et je rends grâce à Dieu que mes tentatives se soient soldées par un échec rapide et complet. J’en connais dont l’échec a été moins rapide, et qui ont dû payer très cher pour apprendre qu’en certaines circonstances on ne peut sauver la paix de son âme qu’en la sacrifiant et en y renonçant.
Reste une énigme : Comment les plus extrémistes, n’ayant jamais atteint la majorité dans les urnes – lors des dernières élections le parti nazi était même en régression – sont-ils parvenus à entraîner le pays entier dans leur folie ? Sebastian Haffner évoque l’absence de goût pour le bonheur, un culte absolu pour l’excellence, ainsi qu’une attirance pour l’esprit de groupe.
On le voit : cette belle camaraderie virile, inoffensive, tant vantée, est un abîme diabolique des plus périlleux. Les nazis savaient bien ce qu’ils faisaient en l’imposant à un peuple entier comme forme normale d’existence. Et les Allemands, si peu doués pour la vie individuelle et le bonheur individuel, étaient terriblement prêts à l’accepter, à échanger les fruits haut perchés, délicats et parfumés de la dangereuse liberté, contre cet autre fruit qui, juteux et luxuriant, pend à portée de leur main : le fruit hallucinogène d’une camaraderie généralisée, globale, avilissante.
Cette « camaraderie virile » prend le plus souvent la forme d’un passage obligé dans la Reichswehr, l’ancêtre de la Wehrmacht :
Hitler aurait paraît-il déclaré : “Tous ceux qui étaient contre nous servent maintenant – dans la Reichswehr.” Cette boutade contient plus de vérité que les déclarations de Hitler en général. La Reichswehr est effectivement devenue un vaste déversoir pour presque toute l’Allemagne non nazie, pour cette masse allemande moyenne caractérisée par un irrépressible besoin d’excellence et d’activité et par une grande lâcheté intellectuelle et morale. Elle y trouvait un milieu où l’on n’avait pas besoin de lever le bras sans arrêt, où l’on pouvait même s’autoriser sans trop de risque une réflexion méchante à l’égard de Hitler ou des nazis ; mais aussi un milieu où l’on vous occupait avec une scrupuleuse efficience, où tout “marchait”, où “il se faisait du bon travail” ; un milieu – et cela, c’était le plus beau – où il suffisait de “faire son devoir en se taisant”, ce qui vous dispensait de toute réflexion et de toute responsabilité morale ; un milieu où l’on n’avait pas à se demander sur qui on ferait un jour le coup de feu, ni pour qui. Ceux qui avaient besoin d’une dose supplémentaire de tranquillisants se bercèrent des années durant de l’espoir que “la Reichswehr ferait un jour cesser toute cette escroquerie”. Et tous négligeaient soigneusement de voir que la Reichswehr était précisément le canal qui détournait leurs forces pour les mettre au service de Hitler. Processus immense et décisif !
Sebastian Haffner dénonce avec d’autant plus de violence l’ « encamaradement » qu’il s’y est lui-même laissé glisser. La camaraderie : un poison, une drogue, un instrument de déshumanisation et enfin de décivilisation :
On dit que les Allemands sont asservis. Ce n’est qu’une demi-vérité. Ils sont aussi quelque chose d’autre, quelque chose de pire, pour quoi il n’existe pas de mot. Ils sont encamaradés. C’est un état terriblement dangereux. On y vit comme sous l’emprise d’un charme. Dans un monde de rêve et d’ivresse. On y est si heureux, et pourtant on n’y a plus aucune valeur. On est si content de soi, et pourtant d’une laideur sans bornes. Si fier, et d’une abjection infra-humaine. On croit évoluer sur les sommets alors qu’on rampe dans la boue. Aussi longtemps que le charme opère, il est pratiquement sans remède.
C’est en se reprochant d’avoir cédé au charme envoûtant du groupe autant que par esprit libéral que l’auteur rejette si radicalement un peuple allemand qu’il abandonnera « glacé, honteux et libéré ».
Sebastian Haffner reviendra de son exil après la guerre. Il poursuivra ses travaux sur l’Histoire du Reich avec dans ses tiroirs ce manuscrit refusé par un éditeur anglais.
Le succès que l’œuvre a rencontré en Allemagne fut pour le pays une nouvelle occasion de se pencher sur le passé de grands-parents encore rétranchés derrière la honte et le silence.