La cécité de Sartre et la prescience de Jean-Paul

En découvrant le titre de cet article, vous pourriez croire qu’il y serait question des engagements politiques de Sartre, « des vaccins anti-totalitaires qu’il oublia de s’inoculer », pour reprendre BHL.

Non, il sera ici question – beaucoup plus prosaïquement mais aussi tristement – de ses problèmes de vue.

Dans Les Mots, l’auteur se prête à un jeu littéraire : l’enfant Jean-Paul se fond dans la figure du martyr littéraire qui sacrifie sa vue à son œuvre, cliché littéraire que Sartre traite avec une tendre ironie.

Mais Sartre enfant, imaginé sous la plume du Sartre de 1964, fait preuve de prescience puisque le Sartre de 1975 révèle à Michel Contat sa cécité : une tension élevée, des hémorragies aux yeux ont atteint sa vue « Je ne peux plus ni lire, ni écrire. Toute activité d’écrivain m’est actuellement interdite. Cependant, je peux encore parler ».

La réalité du Sartre de 70 ans a tristement rejoint la fiction du Sartre de 10 ans.

Jean Paul Sartre évoque ses problèmes de santé en 1975

Les Mots de Jean-Paul Sartre, 1964

« Mon petit chéri se crève les yeux »

Anne-Marie me trouvait à mon pupitre, gribouillant, elle disait « Comme il fait sombre !

Mon petit chéri se crève les yeux. » C’était l’occasion de répondre en toute innocence : « Même dans le noir je pourrais écrire. » Elle riait, m’appelait petit sot, donnait de la lumière, le tour était joué, nous ignorions l’un et l’autre que je venais d’informer l’an trois mille de ma future infirmité.

En effet, sur la fin de ma vie, plus aveugle encore que Beethoven ne fut sourd, je confectionnerais à tâtons mon dernier ouvrage : on retrouverait le manuscrit dans mes papiers, les gens diraient, déçus : « Mais c’est illisible ! » Il serait même question de le jeter à la poubelle. Pour finir la Bibliothèque municipale d’Aurillac le réclamerait par piété pure, il y resterait cent ans, oublié. Et puis, un jour, pour l’amour de moi, de jeunes érudits tenteraient de le déchiffrer : ils n’auraient pas trop de toute leur vie pour reconstituer ce qui, naturellement, serait mon chef-d’œuvre. Ma mère avait quitté la pièce, j’étais seul, je répétais pour moi-même, lentement, sans y penser, surtout : « Dans le noir ! » Il y avait un claquement sec : mon arrière-petit-neveu, là-haut, fermait son livre : il rêvait à l’enfance de son arrière-grand-oncle et des larmes roulaient sur ses joues : « C’est pourtant vrai, soupirait-il, il a écrit dans les ténèbres ! »

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