La tentation du repli sur soi est forte quand l’hystérie, la haine remplissent l’espace public. Entre désir de convaincre dans le bruit et la fureur, s’engager dans des batailles dont la boue vous éclabousse et le désir compréhensible de « sauver la paix de son âme », nombreux sont ceux qui hésitent, vacillent, jusqu’à ce que l’Histoire les rattrape.
C’est le cas de Sebastian Haffner, pris dans la folie de l’Allemagne de 1933. Avant lui c’est Stendhal, dont la lecture résonne chez Haffner, après la Restauration de 1814 qui désire « préserver la sainteté et la pureté de son âme » après cette « chute dans la boue ». Haffner a brièvement cédé à la tentation du repli, avant de conclure « qu’en certaines circonstances on ne peut sauver la paix de son âme qu’en la sacrifiant et en y renonçant. » D’autres que lui l’ont compris trop tard.
Juste à cette époque, je tombai sur une formule de Stendhal, dangereuse et séduisante dans son ambiguïté. Il l’avait écrite comme une ligne de conduite, après un événement historique qui lui avait fait exactement le même effet de “chute dans la boue” qu’à moi le printemps 1933 : après la Restauration de 1814. Une seule chose, écrivait-il, valait maintenant la peine qu’on y consacre encore de l’attention et de la peine : “préserver la sainteté et la pureté de son moi”. La sainteté et la pureté ! Cela signifiait non seulement qu’il fallait se garder de toute complicité, mais aussi de tout ravage dû à la douleur, de toute déformation due à la haine, bref, de toute influence, de toute réaction, de tout contact, même de celui qui consiste à repousser. Se détourner – se retirer sur la parcelle la plus étroite s’il le faut, à condition que l’air vicié n’y pénètre pas, et que l’on puisse conserver intacte la seule chose dont le salut importe, à savoir, pour lui donner son bon vieux nom théologique, son âme immortelle. Je crois aujourd’hui encore que ce principe a quelque chose de juste, et je ne le renie pas. Mais bien sûr, tel que je me le représentais à l’époque – ignorance délibérée et retraite dans une tour d’ivoire –, il était inapplicable, et je rends grâce à Dieu que mes tentatives se soient soldées par un échec rapide et complet. J’en connais dont l’échec a été moins rapide, et qui ont dû payer très cher pour apprendre qu’en certaines circonstances on ne peut sauver la paix de son âme qu’en la sacrifiant et en y renonçant.
extrait de Histoire d’un Allemand : Souvenirs 1914-1933 Sebastian Haffner